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Fratelli tutti/Eglise Catholique
Le récit, disons-le clairement, noffre pas un enseignement sur des idéaux abstraits, ni ne peut être réduit à une leçon de morale éthico-sociale. Il nous révèle une caractéristique essentielle de lêtre humain, si souvent oubliée : nous avons été créés pour une plénitude qui nest atteinte que dans lamour. Vivre dans lindifférence face à la douleur nest pas une option possible ; nous ne pouvons laisser personne rester en marge de la vie. Cela devrait nous indigner au point de nous faire perdre la sérénité, parce que nous aurions été perturbés par la souffrance humaine. Cest cela la dignité !
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Une histoire qui se répèteLa narration est simple et linéaire, mais elle a toute la dynamique de cette lutte interne qui est menée dans la construction de notre identité, dans chaque existence engagée sur le chemin de la réalisation de la fraternité humaine. Sur la route, nous rencontrons inévitablement lhomme blessé. Aujourdhui, et de plus en plus, il y a des blessés. Linclusion ou lexclusion de la personne en détresse au bord de la route définit tous les projets économiques, politiques, sociaux et religieux. Chaque jour, nous sommes confrontés au choix dêtre de bons samaritains ou des voyageurs indifférents qui passent outre. Et si nous étendons notre regard à lensemble de notre histoire et au monde de long en large, tous nous sommes ou avons été comme ces personnages : nous avons tous quelque chose dun homme blessé, quelque chose dun brigand, quelque chose de ceux qui passent outre et quelque chose du bon Samaritain.
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Il est impressionnant que les caractéristiques des personnages du récit changent totalement quand ils sont confrontés à la situation affligeante de lhomme à terre, de lhomme humilié. Il ny a plus de distinction entre lhabitant de Judée et lhabitant de Samarie, il nest plus question ni de prêtre ni de marchand ; il y a simplement deux types de personnes : celles qui prennent en charge la douleur et celles qui passent outre ; celles qui se penchent en reconnaissant lhomme à terre et celles qui détournent le regard et accélèrent le pas. En effet, nos multiples masques, nos étiquettes et nos accoutrements tombent : cest lheure de vérité ! Allons-nous nous pencher pour toucher et soigner les blessures des autres ? Allons-nous nous pencher pour nous porter les uns les autres sur les épaules ? Cest le défi actuel dont nous ne devons pas avoir peur. En période de crise, le choix devient pressant : nous pourrions dire que dans une telle situation, toute personne qui nest pas un brigand ou qui ne passe pas outre, ou bien elle est blessée ou bien elle charge un blessé sur ses épaules.
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Lhistoire du bon Samaritain se répète : il devient de plus en plus évident que la paresse sociale et politique transforme de nombreuses parties de notre monde en un chemin désolé, où les conflits internes et internationaux ainsi que le pillage des ressources créent beaucoup de marginalisés abandonnés au bord de la route. Dans sa parabole, Jésus ne propose pas dalternatives comme : que serait-il arrivé à cet homme gravement blessé, ou à celui qui la aidé, si la colère ou la soif de vengeance avaient gagné leur cur ? Il se fie au meilleur de lesprit humain et lencourage, par la parabole, à adhérer à lamour, à réintégrer lhomme souffrant et à bâtir une société digne de ce nom.
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Les personnagesLa parabole commence par une allusion aux brigands. Le point de départ que Jésus présente est une agression déjà consommée. Nous navons pas à passer du temps à déplorer le fait ; il noriente pas nos regards vers les brigands. Nous les connaissons. Nous avons vu avancer dans le monde les ombres épaisses de labandon, de la violence au service dintérêts mesquins de pouvoir, de cupidité et de clivage. La question pourrait être celle-ci : laisserons-nous gisant à terre lhomme agressé pour courir chacun nous mettre à labri de la violence ou pour poursuivre lesbrigands ? Lhomme blessé sera-t-il la justification de nos divisions irréconciliables, de nos indifférences cruelles, de nos affrontements internes ?
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La parabole nous fait ensuite poser un regard franc sur ceux qui passent outre. Innocente ou non, cette indifférence redoutable consistant à passer son chemin, fruit du mépris ou dune triste distraction, fait des personnages du prêtre et du lévite un reflet non moins triste de cette distance quon crée pour sisoler de la réalité. Il existe de nombreuses façons de passer outre qui se complètent : lune consiste à se replier sur soi-même, à se désintéresser des autres, à être indifférent. Une autre est de ne regarder que dehors. En ce qui concerne cette dernière façon de continuer son chemin, dans certains pays ou milieux, il y a un mépris envers les pauvres et envers leur culture, et un mode de vie caractérisé par le regard dirigé vers lextérieur, comme si on tentait dimposer de force un projet de société importé. Lindifférence de certains peut ainsi se justifier, car ceux qui pourraient toucher leur cur par leurs revendications nexistent tout simplement pas. Ils se trouvent hors de lhorizon de leurs intérêts.
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Chez ceux qui passent outre, il y a un détail que nous ne pouvons ignorer : il sagissait de personnes religieuses. Mieux, ils uvraient au service du culte de Dieu : un prêtre et un lévite. Cest un avertissement fort : cest le signe que croire en Dieu et ladorer ne garantit pas de vivre selon sa volonté. Une personne de foi peut ne pas être fidèle à tout ce que cette foi exige delle, et pourtant elle peut se sentir proche de Dieu et penser avoir plus de dignité que les autres. Mais il existe des manières de vivre la foi qui favorisent louverture du cur aux frères ; et celle-ci sera la garantie dune authentique ouverture à Dieu. Saint Jean Chrysostome est parvenu à exprimer avec beaucoup de clarté ce défi auquel sont confrontés les chrétiens : « Veux-tu honorer le Corps du Christ ? Ne commence pas par le mépriser quand il est nu. Ne lhonore pas ici [à léglise] avec des étoffes de soie, pour le négliger dehors où il souffre du froid et de la nudité ».[58] Le paradoxe, cest que parfois ceux qui affirment ne pas croire peuvent accomplir la volonté de Dieu mieux que les croyants.
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Les brigands de la route ont souvent comme alliés secrets ceux qui passent outre en regardant de lautre côté. Le cercle est fermé entre ceux qui utilisent et trompent la société pour la dépouiller et ceux qui croient rester purs dans leur fonction importante, mais en même temps vivent de ce système et de ses ressources. Cest une triste hypocrisie que limpunité du crime, de lutilisation dinstitutions à des fins personnelles ou corporatives et dautres maux que nous narrivons pas à éliminer aillent de pair avec une disqualification permanente de tout, avec la suspicion constamment semée, source de méfiance et de perplexité ! Limposture du tout va mal a pour réponse personne ne peut y remédier, que puis-je faire ?. On alimente ainsi la désillusion et le désespoir, ce qui nencourage pas un esprit de solidarité et de générosité. Enfoncer un peuple dans le découragement, cest boucler un cercle pervers parfait : cest ainsi que procède la dictature invisible des vrais intérêts cachés qui semparent des ressources et de la capacité de juger et de penser.
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Regardons finalement lhomme blessé. Parfois, nous nous sentons, comme lui, gravement blessés et gisant à terre au bord du chemin. Nous nous sentons aussi troublés par nos institutions désarmées et démunies, ou mises au service des intérêts dune minorité, de lintérieur et de lextérieur. En effet « dans la société globalisée, il y a une manière élégante de tourner le regard de lautre côté quon adopte souvent : sous le couvert du politiquement correct ou des modes idéologiques, on regarde celui qui souffre sans le toucher, on le voit à la télévision en direct, et même on utilise un langage apparemment tolérant et plein deuphémismes ».[59]
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RecommencerChaque jour, une nouvelle opportunité soffre à nous, nous entamons une nouvelle étape. Nous ne devons pas tout attendre de nos gouvernants ; ce serait puéril. Nous disposons dun espace de coresponsabilité pour pouvoir commencer et générer de nouveaux processus et transformations. Soyons parties prenantes de la réhabilitation et de laide aux sociétés blessées. Aujourdhui, nous nous trouvons face à la grande opportunité de montrer que, par essence, nous sommes frères, lopportunité dêtre dautres bons samaritains qui prennent sur eux-mêmes la douleur des échecs, au lieu daccentuer les haines et les ressentiments. Comme pour le voyageur de notre histoire qui passait par hasard, il suffirait juste dêtre animé du désir spontané, pur et simple de vouloir constituer un peuple, dêtre constant et infatigable dans le travail dinclure, dintégrer et de relever celui qui gît à terre ; même si bien des fois nous nous sentons débordés et condamnés à reproduire la logique des violents, de ceux qui ne sintéressent quà eux-mêmes, qui ne répandent que confusion et mensonges. Que dautres continuent à penser à la politique ou à léconomie pour leurs jeux de pouvoir ! Quant à nous, promouvons le bien et mettons-nous au service du bien !
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Il est possible, en commençant par le bas et le niveau initial, de lutter pour ce qui est le plus concret et le plus local, jusquà atteindre les confins de la patrie et du monde, avec la même attention que celle du voyageur de Samarie pour chaque blessure de lhomme agressé. Cherchons les autres et assumons la réalité qui est la nôtre sans peur ni de la souffrance ni de limpuissance, car cest là que se trouve tout le bien que Dieu a semé dans le cur de lêtre humain. Les difficultés qui semblent énormes sont une opportunité pour grandir et non une excuse à une tristesse inerte qui favorise la soumission. Mais ne le faisons pas seuls, individuellement. Le Samaritain a cherché un hôte qui pouvait prendre soin de cet homme ; nous aussi, nous sommes invités à nous mobiliser et à nous retrouver dans un nous qui soit plus fort que la somme de petites individualités. Rappelons-nous que « le tout est plus que la partie, et plus aussi que la simple somme de celles-ci ».[60] Renonçons à la mesquinerie et au ressentiment des replis sur soi stériles, des antagonismes sans fin ! Cessons de cacher la souffrance causée par les préjudices et assumons nos crimes, nos discordes et nos mensonges ! La réconciliation réparatrice nous ressuscitera et nous délivrera, aussi bien nous-mêmes que les autres, de la peur.
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Le Samaritain en voyage est parti sans attendre ni remerciements ni gratitude. Le dévouement dans le service était sa grande satisfaction devant son Dieu et sa conscience, et donc, un devoir. Nous sommes tous responsables du blessé qui est le peuple lui-même et tous les peuples de la terre. Prenons soin de la fragilité de chaque homme, de chaque femme, de chaque enfant et de chaque personne âgée, par cette attitude solidaire et attentive, lattitude de proximité du bon Samaritain.
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Le prochain sans frontièresJésus a proposé cette parabole pour répondre à une question : qui est mon prochain ? Le mot prochain dans la société du temps de Jésus indiquait dordinaire celui qui était le plus proche, voisin. On considérait que laide devait aller en premier lieu à celui qui appartient au même groupe que soi, à sa propre race. Un Samaritain, pour certains Juifs de cette époque, était considéré méprisable et impur, et on ne lincluait pas parmi les proches qui devaient être aidés. Jésus, juif, transforme complètement cette approche : il ne nous invite pas à nous demander qui est proche de nous, mais à nous faire proches, prochains.
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Ce qui est proposé, cest dêtre présent aux côtés de celui qui a besoin daide, sans se soucier de savoir sil fait partie ou non du même cercle dappartenance. Dans ce cas-ci, cest le Samaritain qui sest fait proche du Juif blessé. Pour se faire proche et présent, il a franchi toutes les barrières culturelles et historiques. La conclusion de Jésus est une requête : « Va, et toi aussi, fais de même » (Lc 10, 37). Autrement dit, il nous exhorte à laisser de côté toutes les différences et, face à la souffrance, à devenir proche de toute personne. Donc, je ne dis plus que jai des prochains que je dois aider, mais plutôt que je me sens appelé à devenir un prochain pour les autres.
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Le problème, cest que, Jésus le souligne intentionnellement, le blessé était un Juif habitant de Judée tandis que celui qui sest arrêté et la aidé était un Samaritain habitant de Samarie . Ce détail est dune importance exceptionnelle dans la réflexion sur un amour ouvert à tous. Les Samaritains habitaient une région gagnée par les rites païens, et, aux yeux des Juifs, cela les rendait impurs, détestables, dangereux. De fait, un ancien texte juif qui mentionne les nations détestées se réfère à la Samarie, en affirmant même quelle nest pas une nation (cf. Si 50, 25) ; et il poursuit que cest « le peuple stupide qui demeure à Sichem » (v. 26).
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Cela explique pourquoi une Samaritaine, lorsque Jésus lui a demandé à boire, a répondu avec emphase : « Comment ! toi qui es Juif, tu me demandes à boire à moi qui suis une femme samaritaine ? » (Jn 4, 9). Ceux qui recherchaient des accusations susceptibles de discréditer Jésus, la chose la plus blessante quils aient trouvée, cétait de le qualifier de « possédé » et de « Samaritain » (Jn 8, 48). Par conséquent, cette rencontre miséricordieuse entre un Samaritain et un Juif est une interpellation puissante qui soppose à toute manipulation idéologique, afin que nous puissions élargir notre cercle pour donner à notre capacité daimer une dimension universelle capable de surmonter tous les préjugés, toutes les barrières historiques ou culturelles, tous les intérêts mesquins.
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Linterpellation de la part de létrangerEnfin, je me souviens que, dans un autre passage de lÉvangile, Jésus dit : « Jétais un étranger et vous mavez accueilli » (Mt 25, 35). Jésus pouvait prononcer ces mots parce quil avait un cur ouvert faisant siens les drames des autres. Saint Paul exhortait : « Réjouissez-vous avec qui est dans la joie, pleurez avec qui pleure » (Rm 12, 15). Lorsque le cur adopte cette attitude, il est capable de sidentifier à lautre, peu importe où il est né ou doù il vient. En entrant dans cette dynamique, il fait finalement lexpérience que les autres sont « sa propre chair » (1s 58, 7).
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Pour les chrétiens, les paroles de Jésus ont encore une autre dimension transcendante. Elles impliquent quil faut reconnaître le Christ lui-même dans chaque frère abandonné ou exclu (cf. Mt 25, 40.45). En réalité, la foi fonde la reconnaissance de lautre sur des motivations inouïes, car celui qui croit peut parvenir à reconnaître que Dieu aime chaque être humain dun amour infini et qu« il lui confère ainsi une dignité infinie ».[61] À cela sajoute le fait que nous croyons que le Christ a versé son sang pour tous et pour chacun, raison pour laquelle personne ne se trouve hors de son amour universel. Et si nous allons à la source ultime, cest-à-dire la vie intime de Dieu, nous voyons une communauté de trois Personnes, origine et modèle parfait de toute vie commune. Sur ce point, il y a des développements théologiques de grande portée. La théologie continue de senrichir grâce à la réflexion sur cette grande vérité.
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Parfois, je métonne que, malgré de telles motivations, il ait fallu si longtemps à lÉglise pour condamner avec force lesclavage et les diverses formes de violence. Aujourdhui, avec le développement de la spiritualité et de la théologie, nous navons plus dexcuses. Cependant, il sen trouve encore qui semblent se sentir encouragés, ou du moins autorisés, par leur foi à défendre diverses formes de nationalismes, fondés sur le repli sur soi et violents, des attitudes xénophobes, le mépris, voire les mauvais traitements à légard de ceux qui sont différents. La foi, de par lhumanisme quelle renferme, doit garder un vif sens critique face à ces tendances et aider à réagir rapidement quand elles commencent à sinfiltrer. Cest pourquoi il est important que la catéchèse et la prédication incluent plus directement et clairement le sens social de lexistence, la dimension fraternelle de la spiritualité, la conviction de la dignité inaliénable de chaque personne et les motivations pour aimer et accueillir tout le monde.
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TROISIÈME CHAPITREPENSER ET GÉRER UN MONDE OUVERTUn être humain est fait de telle façon quil ne se réalise, ne se développe ni ne peut atteindre sa plénitude « que par le don désintéressé de lui-même ».[62] Il ne peut même pas parvenir à reconnaître à fond sa propre vérité si ce nest dans la rencontre avec les autres : « Je ne communique effectivement avec moi-même que dans la mesure où je communique avec lautre ».[63] Cela explique pourquoi personne ne peut expérimenter ce que vaut la vie sans des visages concrets à aimer. Il y a là un secret de lexistence humaine authentique, car « la vie subsiste où il y a un lien, la communion, la fraternité ; et cest une vie plus forte que la mort quand elle est construite sur de vraies relations et des liens de fidélité. En revanche, il ny a pas de vie là où on a la prétention de nappartenir quà soi-même et de vivre comme des îles : dans ces attitudes, la mort prévaut ».[64]
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Plus loinÀ partir de lintimité de chaque cur, lamour crée des liens et élargit lexistence sil fait sortir la personne delle-même vers lautre.[65] Faits pour lamour, nous avons en chacun dentre nous « une loi dextase : sortir de soi-même pour trouver en autrui un accroissement dêtre ».[66] Voilà pourquoi lhomme doit de toute manière mener à bien cette entreprise : sortir de lui-même.[67]
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Mais je ne peux pas réduire ma vie à la relation avec un petit groupe, pas même à ma propre famille, car il est impossible de me comprendre sans un réseau de relations plus large : non seulement mon réseau actuel mais aussi celui qui me précède et me façonne tout au long de ma vie. Ma relation avec une personne que japprécie ne peut pas méconnaître que cette personne ne vit pas seulement à cause de ses liens avec moi, ni que moi je ne vis pas uniquement en référence à elle. Notre relation, si elle est saine et vraie, nous ouvre à dautres qui nous font grandir et nous enrichissent. Le sens social le plus noble est aujourdhui facilement réduit à rien en faveur de liens égoïstes épousant lapparence de relations intenses. En revanche, lamour authentique, à même de faire grandir, et les formes les plus nobles damitié résident dans des curs qui se laissent compléter. Le fait de constituer un couple ou dêtre des amis doit ouvrir nos curs à dautres cercles pour nous rendre capables de sortir de nous-mêmes de sorte que nous accueillions tout le monde. Les groupes fermés et les couples autoréférentiels, qui constituent un nous contre tout le monde, sont souvent des formes idéalisées dégoïsme et de pure auto-préservation.
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Ce nest pas pour rien que de nombreuses petites villes survivant dans les zones désertiques ont développé une capacité généreuse daccueil des pèlerins de passage et ont forgé le devoir sacré de lhospitalité. Les communautés monastiques médiévales en ont également fait montre, comme en témoigne la Règle de saint Benoît. Même si cela pouvait compromettre lordre et le silence des monastères, Benoît exigeait que les pauvres et les pèlerins soient traités « avec le plus grand soin et la plus grande sollicitude ».[68] Lhospitalité est une manière concrète de ne pas se priver de ce défi et de ce don quest la rencontre avec lhumanité, indépendamment du groupe dappartenance. Ces personnes comprenaient que toutes les valeurs quelles pouvaient cultiver devaient saccompagner de cette capacité à se transcender dans une ouverture aux autres.
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La valeur unique de lamourLes gens peuvent développer certaines attitudes quils présentent comme des valeurs morales : force, sobriété, assiduité et autres vertus. Mais, pour bien orienter les actes correspondant aux différentes vertus morales, il faut aussi se demander dans quelle mesure ils créent un dynamisme douverture et dunion avec les autres. Ce dynamisme, cest la charité que Dieu répand. Autrement, nous ne cultiverions peut-être que lapparence de vertus, incapables de construire la vie en commun. Cest pourquoi saint Thomas dAquin citant Augustin affirmait que la tempérance dune personne avare est loin dêtre vertueuse.[69] Saint Bonaventure, en dautres termes, expliquait que les autres vertus, sans la charité, naccomplissent pas strictement les commandements « comme Dieu les entend ».[70]
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La teneur spirituelle dune vie humaine est caractérisée par lamour qui est somme toute « le critère pour la décision définitive concernant la valeur ou la non-valeur dune vie humaine ».[71] Cependant, il y a des croyants qui pensent que leur grandeur réside dans limposition de leurs idéologies aux autres, ou dans la défense violente de la vérité ou encore dans de grandes manifestations de force. Nous, croyants, nous devons tous le reconnaître : lamour passe en premier, ce qui ne doit jamais être mis en danger, cest lamour ; le plus grand danger, cest de ne pas aimer (cf. 1 Co 13, 1-13).
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Afin de clarifier en quoi consiste lexpérience de lamour que Dieu rend possible par sa grâce, saint Thomas dAquin la définissait comme un mouvement qui amène à concentrer lattention sur lautre « en lidentifiant avec soi-même ».[72] Lattention affective, qui est portée à lautre, conduit à rechercher son bien gratuitement. Tout cela fait partie dune appréciation, dune valorisation, qui est finalement ce quexprime le mot charité : lêtre aimé mest cher, cest-à-dire qu« il est estimé dun grand prix ».[73] Et « cest de lamour quon a pour une personne que dépend le don quon lui fait ».[74]
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Lamour implique donc plus quune série dactions bénéfiques. Les actions jaillissent dune union qui fait tendre de plus en plus vers lautre, le considérant précieux, digne, agréable et beau, au-delà des apparences physiques ou morales. Lamour de lautre pour lui-même nous amène à rechercher le meilleur pour sa vie. Ce nest quen cultivant ce genre de relations que nous rendrons possibles une amitié sociale inclusive et une fraternité ouverte à tous.
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Louverture croissante de lamourLamour nous met enfin en tension vers la communion universelle. Personne ne mûrit ni natteint sa plénitude en sisolant. De par sa propre dynamique, lamour exige une ouverture croissante, une plus grande capacité à accueillir les autres, dans une aventure sans fin qui oriente toutes les périphéries vers un sens réel dappartenance mutuelle. Jésus nous disait : « Tous vous êtes des frères » (Mt 23, 8).
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Ce besoin daller au-delà de ses propres limites vaut également pour les divers régions et pays. De fait, « le nombre toujours croissant dinterconnexions et de communications qui enveloppent notre planète rend plus palpable la conscience [
] du partage dun destin commun entre les nations de la terre. Dans les dynamismes de lhistoire, de même que dans la diversité des ethnies, des sociétés et des cultures, nous voyons ainsi semée la vocation à former une communauté composée de frères qui saccueillent réciproquement, en prenant soin les uns des autres ».[75]
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Sociétés ouvertes qui intègrent tout le mondeCertaines périphéries sont proches de nous, au centre dune ville ou dans notre propre famille. Il y a aussi un aspect de louverture universelle de lamour qui nest pas géographique mais existentiel. Cest la capacité quotidienne délargir mon cercle, de rejoindre ceux que je ne considère pas spontanément comme faisant partie de mon centre dintérêts, même sils sont proches de moi. Par ailleurs, chaque sur ou frère souffrant, abandonné ou ignoré par ma société, est un étranger existentiel, même sil est natif du pays. Il peut sagir dun citoyen possédant tous les papiers, mais on le traite comme un étranger dans son propre pays. Le racisme est un virus qui mute facilement et qui, au lieu de disparaître, se dissimule, étant toujours à laffût.
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