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Fratelli tutti/Eglise Catholique
Je forme le vœu qu’en cette époque que nous traversons, en reconnaissant la dignité de chaque personne humaine, nous puissions tous ensemble faire renaître un désir universel d’humanité. Tous ensemble : « Voici un très beau secret pour rêver et faire de notre vie une belle aventure. Personne ne peut affronter la vie de manière isolée. […] Nous avons besoin d’une communauté qui nous soutient, qui nous aide et dans laquelle nous nous aidons mutuellement à regarder de l’avant. Comme c’est important de rêver ensemble ! […] Seul, on risque d’avoir des mirages par lesquels tu vois ce qu’il n’y a pas ; les rêves se construisent ensemble ».[6] Rêvons en tant qu’une seule et même humanité, comme des voyageurs partageant la même chair humaine, comme des enfants de cette même terre qui nous abrite tous, chacun avec la richesse de sa foi ou de ses convictions, chacun avec sa propre voix, tous frères.
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PREMIER CHAPITRE
LES OMBRES D’UN MONDE FERMÉ
Sans prétendre procéder à une analyse exhaustive ni prendre en considération tous les aspects de la réalité que nous vivons, je propose seulement que nous fixions l’attention sur certaines tendances du monde actuel qui entravent la promotion de la fraternité universelle.
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Des rêves qui se brisent en morceaux
Des décennies durant, le monde a semblé avoir tiré leçon de tant de guerres et d’échecs et s’orienter lentement vers de nouvelles formes d’intégration. À titre d’exemple, le rêve d’une Europe unie, capable de reconnaître ses racines communes et de se féliciter de la diversité qui l’habite, a progressé. Souvenons-nous de « la ferme conviction des Pères fondateurs de l’Union Européenne, qui ont souhaité un avenir fondé sur la capacité de travailler ensemble afin de dépasser les divisions, et favoriser la paix et la communion entre tous les peuples du continent ».[7] De même, le désir d’une intégration latino-américaine s’est renforcé et certains pas avaient commencé à être faits. Ailleurs, des tentatives de pacification et de rapprochement ont été couronnées de succès et d’autres ont paru prometteuses.
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Mais l’histoire est en train de donner des signes de recul. Des conflits anachroniques considérés comme dépassés s’enflamment, des nationalismes étriqués, exacerbés, pleins de ressentiments et agressifs réapparaissent. Dans plus d’un pays, une idée d’unité du peuple et de la nation, imprégnée de diverses idéologies, crée de nouvelles formes d’égoïsme et de perte du sens social sous le prétexte d’une prétendue défense des intérêts nationaux. Ceci nous rappelle que « chaque génération doit faire siens les luttes et les acquis des générations passées et les conduire à des sommets plus hauts encore. C’est là le chemin. Le bien, comme l’amour également, la justice et la solidarité ne s’obtiennent pas une fois pour toutes ; il faut les conquérir chaque jour. Il n’est pas possible de se contenter de ce qui a été réalisé dans le passé et de s’installer pour en jouir comme si cette condition nous conduisait à ignorer que beaucoup de nos frères subissent des situations d’injustice qui nous interpellent tous ».[8]
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‘‘S’ouvrir au monde’’ est une expression qui, de nos jours, est adoptée par l’économie et les finances. Elle se rapporte exclusivement à l’ouverture aux intérêts étrangers ou à la liberté des pouvoirs économiques d’investir sans entraves ni complications dans tous les pays. Les conflits locaux et le désintérêt pour le bien commun sont instrumentalisés par l’économie mondiale pour imposer un modèle culturel unique. Cette culture fédère le monde mais divise les personnes et les nations, car « la société toujours plus mondialisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères ».[9] Plus que jamais nous nous trouvons seuls dans ce monde de masse qui fait prévaloir les intérêts individuels et affaiblit la dimension communautaire de l’existence. Il y a plutôt des marchés où les personnes jouent des rôles de consommateurs ou de spectateurs. L’avancée de cette tendance de globalisation favorise en principe l’identité des plus forts qui se protègent, mais tend à dissoudre les identités des régions plus fragiles et plus pauvres, en les rendant plus vulnérables et dépendantes. La politique est ainsi davantage fragilisée vis-à-vis des puissances économiques transnationales qui appliquent le ‘‘diviser pour régner’’.
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La fin de la conscience historique
C’est précisément pourquoi s’accentue aussi une perte du sens de l’histoire qui se désagrège davantage. On observe la pénétration culturelle d’une sorte de ‘‘déconstructionnisme’’, où la liberté humaine prétend tout construire à partir de zéro. Elle ne laisse subsister que la nécessité de consommer sans limites et l’exacerbation de nombreuses formes d’individualisme dénuées de contenu. C’est dans ce sens qu’allait un conseil que j’ai donné aux jeunes : « Si quelqu’un vous fait une proposition et vous dit d’ignorer l’histoire, de ne pas reconnaître l’expérience des aînés, de mépriser le passé et de regarder seulement vers l’avenir qu’il vous propose, n’est-ce pas une manière facile de vous piéger avec sa proposition afin que vous fassiez seulement ce qu’il vous dit ? Cette personne vous veut vides, déracinés, méfiants de tout, pour que vous ne fassiez confiance qu’à ses promesses et que vous vous soumettiez à ses projets. C’est ainsi que fonctionnent les idéologies de toutes les couleurs qui détruisent (ou dé-construisent) tout ce qui est différent et qui, de cette manière, peuvent régner sans opposition. Pour cela elles ont besoin de jeunes qui méprisent l’histoire, qui rejettent la richesse spirituelle et humaine qui a été transmise au cours des générations, qui ignorent tout ce qui les a précédés ».[10]
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Ce sont les nouvelles formes de colonisation culturelle. N’oublions pas que « les peuples qui aliènent leur tradition, et qui par une manie imitative, par violence sous forme de pressions, par une négligence impardonnable ou apathie, tolèrent qu’on leur arrache leur âme, perdent, avec leur identité spirituelle, leur consistance morale et, enfin, leur indépendance idéologique, économique et politique ».[11] Un moyen efficace de liquéfier la conscience historique, la pensée critique, la lutte pour la justice ainsi que les voies d’intégration consiste à à vider de sens ou à instrumentaliser les mots importants. Que signifient aujourd’hui des termes comme démocratie, liberté, justice, unité ? Ils ont été dénaturés et déformés pour être utilisés comme des instruments de domination, comme des titres privés de contenu pouvant servir à justifier n’importe quelle action.
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Sans un projet pour tous
La meilleure façon de dominer et d’avancer sans restrictions, c’est de semer le désespoir et de susciter une méfiance constante, même sous le prétexte de la défense de certaines valeurs. Aujourd’hui, dans de nombreux pays, on se sert du système politique pour exaspérer, exacerber et pour polariser. Par divers procédés, le droit d’exister et de penser est nié aux autres, et pour cela, on recourt à la stratégie de les ridiculiser, de les soupçonner et de les encercler. Leur part de vérité, leurs valeurs ne sont pas prises en compte, et ainsi la société est appauvrie et réduite à s’identifier avec l’arrogance du plus fort. De ce fait, la politique n’est plus une discussion saine sur des projets à long terme pour le développement de tous et du bien commun, mais uniquement des recettes de marketing visant des résultats immédiats qui trouvent dans la destruction de l’autre le moyen le plus efficace. Dans ce jeu mesquin de disqualifications, le débat est détourné pour créer une situation permanente de controverse et d’opposition.
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Dans ces conflits d’intérêts qui nous opposent tous les uns aux autres, où gagner devient synonyme de détruire, comment est-il possible de lever la tête pour reconnaître son voisin ou pour se mettre du côté de celui qui est tombé en chemin ? Un projet visant de grands objectifs pour le développement de toute l’humanité apparaît aujourd’hui comme un délire. Les distances entre nous augmentent, tout comme la marche, difficile et lente vers un monde uni et plus juste, subit un recul nouveau et drastique.
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Protéger le monde qui nous entoure et nous contient, c’est prendre soin de nous-mêmes. Mais il nous faut constituer un ‘‘nous’’ qui habite la Maison commune. Cette protection n’intéresse pas les pouvoirs économiques qui ont besoin d’un revenu rapide. Bien souvent, les voix qui s’élèvent en faveur de la défense de l’environnement sont réduites au silence ou ridiculisées, tandis qu’est déguisé en rationalité ce qui ne représente que des intérêts particuliers. Dans cette culture que nous développons, culture vide, obnubilée par des résultats immédiats et démunie de projet commun, « il est prévisible que, face à l’épuisement de certaines ressources, se crée progressivement un scénario favorable à de nouvelles guerres, déguisées en revendications nobles ».[12]
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La marginalisation mondiale
Certaines parties de l’humanité semblent mériter d’être sacrifiées par une sélection qui favorise une catégorie d’hommes jugés dignes de vivre sans restrictions. Au fond, « les personnes ne sont plus perçues comme une valeur fondamentale à respecter et à protéger, surtout celles qui sont pauvres ou avec un handicap, si elles “ne servent pas encore” – comme les enfants à naître –, ou “ne servent plus” – comme les personnes âgées. Nous sommes devenus insensibles à toute forme de gaspillage, à commencer par le gaspillage alimentaire, qui est parmi les plus déplorables ».[13]
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La baisse de la natalité, qui provoque le vieillissement des populations, associée à l’abandon des personnes âgées à une solitude douloureuse, est une manière subtile de signifier que tout se réduit à nous, que seuls comptent nos intérêts individuels. Ainsi, « ce ne sont pas seulement la nourriture ou les biens superflus qui sont objet de déchet, mais souvent les êtres humains eux-mêmes ».[14] Nous avons vu ce qui est arrivé aux personnes âgées dans certaines parties du monde à cause du coronavirus. Elles ne devaient pas mourir de cette manière. Mais en réalité, quelque chose de similaire s’était déjà produit à cause des vagues de chaleur et dans d’autres circonstances : elles ont été cruellement marginalisées. Nous ne nous rendons pas compte qu’isoler les personnes âgées, tout comme les abandonner à la charge des autres sans un accompagnement adéquat et proche de la part de la famille, mutile et appauvrit la famille elle-même. En outre, cela finit par priver les jeunes de ce contact nécessaire avec leurs racines et avec une sagesse que la jeunesse laissée à elle seule ne peut atteindre.
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Ce rejet se manifeste de multiples façons, comme par exemple dans l’obsession de réduire les coûts du travail sans prendre en compte les graves conséquences que cela entraîne, car le chômage qui en est la résultante directe élargit les frontières de la pauvreté.[15] La marginalisation, en outre, prend des formes déplorables que nous croyions dépassées, telles que le racisme qui se cache et réapparaît sans cesse. Les manifestations du racisme viennent encore nous couvrir de honte, en montrant ainsi que les progrès supposés de la société ne sont ni si réels ni assurés pour toujours.
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Il existe des règles économiques qui se sont révélées efficaces pour la croissance, mais pas pour le développement humain intégral.[16] La richesse a augmenté, mais avec des inégalités ; et ainsi, il se fait que « de nouvelles pauvretés apparaissent ».[17] Lorsqu’on affirme que le monde moderne a réduit la pauvreté, on le fait en la mesurant avec des critères d’autres temps qui ne sont pas comparables avec la réalité actuelle. En effet, par exemple, ne pas avoir accès à l'énergie électrique n’était pas autrefois considéré comme un signe de pauvreté ni comme un motif d’anxiété. La pauvreté est toujours analysée et comprise dans le contexte des possibilités réelles d’un moment historique concret.
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Des droits humains pas assez universels
On s’aperçoit bien des fois que, de fait, les droits humains ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Le respect de ces droits « est […] une condition préalable au développement même du pays, qu’il soit social ou économique. Quand la dignité de l’homme est respectée et que ses droits sont reconnus et garantis, fleurissent aussi la créativité et l’esprit d’initiative, et la personnalité humaine peut déployer ses multiples initiatives en faveur du bien commun ».[18] Mais « en observant avec attention nos sociétés contemporaines, on constate de nombreuses contradictions qui conduisent à se demander si l’égale dignité de tous les êtres humains, solennellement proclamée il y a soixante-dix ans, est véritablement reconnue, respectée, protégée et promue en toute circonstance. De nombreuses formes d’injustice persistent aujourd’hui dans le monde, alimentées par des visions anthropologiques réductrices et par un modèle économique fondé sur le profit, qui n’hésite pas à exploiter, à exclure et même à tuer l’homme. Alors qu’une partie de l’humanité vit dans l’opulence, une autre partie voit sa dignité méconnue, méprisée ou piétinée et ses droits fondamentaux ignorés ou violés ».[19] Qu’est-ce que cela signifie quant à l’égalité des droits fondée sur la même dignité humaine ?
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De même, l’organisation des sociétés dans le monde entier est loin de refléter clairement le fait que les femmes ont exactement la même dignité et les mêmes droits que les hommes. On affirme une chose par la parole, mais les décisions et la réalité livrent à cor et à cri un autre message. C’est un fait, « doublement pauvres sont les femmes qui souffrent des situations d’exclusion, de maltraitance et de violence, parce que, souvent, elles se trouvent avec de plus faibles possibilités de défendre leurs droits ».[20]
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Reconnaissons aussi que « bien que la communauté internationale ait adopté de nombreux accords en vue de mettre un terme à l’esclavage sous toutes ses formes, et mis en marche diverses stratégies pour combattre ce phénomène, aujourd’hui encore des millions de personnes – enfants, hommes et femmes de tout âge – sont privées de liberté et contraintes à vivre dans des conditions assimilables à celles de l’esclavage. […] Aujourd’hui comme hier, à la racine de l’esclavage, il y a une conception de la personne humaine qui admet la possibilité de la traiter comme un objet. […] La personne humaine, créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, par la force, par la tromperie ou encore par la contrainte physique ou psychologique, est privée de sa liberté, commercialisée, réduite à être la propriété de quelqu’un, elle est traitée comme un moyen et non comme une fin ». Les réseaux criminels « utilisent habilement les technologies informatiques modernes pour appâter des jeunes, et des très jeunes, partout dans le monde ».[21] L’aberration n’a pas de limites quand des femmes sont malmenées, puis forcées à avorter ; l’abomination va jusqu’à la séquestration en vue du trafic d’organes. Cela fait de la traite des personnes et des autres formes actuelles d’esclavage un problème mondial qui doit être pris au sérieux par l’humanité dans son ensemble, car « comme les organisations criminelles utilisent des réseaux globaux pour atteindre leurs objectifs, de même l’engagement pour vaincre ce phénomène requiert un effort commun et tout autant global de la part des divers acteurs qui composent la société ».[22]
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Conflit et peur
Les guerres, les violences, les persécutions pour des raisons raciales ou religieuses, et tant d’atteintes à la dignité humaine sont vues de différentes manières selon qu’elles conviennent ou non à certains intérêts, fondamentalement économiques. Ce qui est vrai quand cela convient à une personne puissante cesse de l’être quand cela ne lui profite pas. Ces situations de violence se multiplient « douloureusement en de nombreuses régions du monde, au point de prendre les traits de ce qu’on pourrait appeler une ‘‘troisième guerre mondiale par morceaux’’».[23]
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Cela n’est pas surprenant si nous considérons l’absence d’horizons à même de nous unir, car ce qui tombe en ruine dans toute guerre, c’est « le projet même de fraternité inscrit dans la vocation de la famille humaine » ; c’est pourquoi « toute situation de menace alimente le manque de confiance et le repli sur soi ».[24] Ainsi, notre monde progresse dans une dichotomie privée de sens, avec la prétention de « garantir la stabilité et la paix sur la base d’une fausse sécurité soutenue par une mentalité de crainte et de méfiance ».[25]
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Paradoxalement, certaines peurs ancestrales n’ont pas été surmontées par le développement technologique ; au contraire, elles ont su se cacher et se renforcer derrière les nouvelles technologies. Aujourd’hui encore, derrière la muraille de la ville antique se trouve l’abîme, le territoire de l’inconnu, le désert. Ce qui en résulte n’inspire pas confiance, car c’est une chose inconnue qui n’est pas familière, qui n’a pas droit de cité. C’est le territoire du ‘‘barbare’’ dont il faut se défendre à tout prix. Par conséquent, de nouvelles barrières sont créées pour l’auto-préservation, de sorte que le monde cesse d’exister et que seul existe ‘‘mon’’ monde, au point que beaucoup de personnes cessent d’être considérées comme des êtres humains ayant une dignité inaliénable et deviennent seulement ‘‘eux’’. Réapparaît « la tentation de créer une culture de murs, d’élever des murs, des murs dans le cœur, des murs érigés sur la terre pour éviter cette rencontre avec d’autres cultures, avec d’autres personnes. Et quiconque élève un mur, quiconque construit un mur, finira par être un esclave dans les murs qu’il a construits, privé d’horizons. Il lui manque, en effet, l’altérité ».[26]
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La solitude, les peurs et l’insécurité de tant de personnes qui se sentent abandonnées par le système, créent un terrain fertile pour les groupes mafieux. Ils s’affirment, en effet, en se présentant comme les ‘‘protecteurs’’ des oubliés, souvent grâce à diverses aides, alors qu’ils poursuivent leurs intérêts criminels. Il existe une pédagogie typiquement mafieuse qui, avec une fausse mystique communautaire, crée des liens de dépendance et de subordination dont il est très difficile de se libérer.
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Globalisation et progrès sans cap commun
Le grand imam Ahmad Al-Tayyeb et moi-même n’ignorons pas les avancées positives qui ont été réalisées dans les domaines de la science, de la technologie, de la médecine, de l’industrie et du bien-être, en particulier dans les pays développés. Cependant, « nous soulignons que, avec ces progrès historiques, grands et appréciés, se vérifient une détérioration de l’éthique, qui conditionne l’agir international, et un affaiblissement des valeurs spirituelles et du sens de la responsabilité. Tout cela contribue à répandre un sentiment général de frustration, de solitude et de désespoir. […] Naissent des foyers de tension et s’accumulent des armes et des munitions, dans une situation mondiale dominée par l’incertitude, par la déception et par la peur de l’avenir et contrôlée par des intérêts économiques aveugles ». Nous avons également attiré l’attention sur « les fortes crises politiques, l’injustice et l’absence d’une distribution équitable des ressources naturelles. […] À l’égard de ces crises qui laissent mourir de faim des millions d’enfants, déjà réduits à des squelettes humains – en raison de la pauvreté et de la faim –, règne un silence international inacceptable ».[27] Devant ce panorama, même si beaucoup d’avancées nous séduisent, nous ne voyons pas de cap réellement humain.
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Dans le monde d’aujourd’hui, les sentiments d’appartenance à la même humanité s’affaiblissent et le rêve de construire ensemble la justice ainsi que la paix semble être une utopie d’un autre temps. Nous voyons comment règne une indifférence commode, froide et globalisée, née d’une profonde déception qui se cache derrière le leurre d’une illusion : croire que nous pouvons être tout-puissants et oublier que nous sommes tous dans le même bateau. Cette désillusion qui fait tourner le dos aux grandes valeurs fraternelles conduit « à une sorte de cynisme. Telle est la tentation qui nous attend, si nous prenons cette route de désillusion ou de déception. […] L’isolement et le repli sur soi ou sur ses propres intérêts ne sont jamais la voie à suivre pour redonner l’espérance et opérer un renouvellement, mais c’est la proximité, c’est la culture de la rencontre. Isolement non, proximité oui. Culture de l’affrontement non, culture de la rencontre, oui ».[28]
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Dans ce monde qui avance sans un cap commun, se respire une atmosphère où « la distance entre l’obsession envers notre propre bien-être et le bonheur partagé de l’humanité ne cesse de se creuser et nous conduit à considérer qu’un véritable schisme est désormais en cours entre l’individu et la communauté humaine. […] Parce que se sentir contraints à vivre ensemble est une chose, apprécier la richesse et la beauté des semences de vie commune qui doivent être recherchées et cultivées ensemble, en est une autre ».[29] La technologie fait sans cesse des avancées, mais « comme ce serait merveilleux si la croissance de l’innovation scientifique et technologique créait plus d’égalité et de cohésion sociale ! Comme ce serait merveilleux, alors qu’on découvre de nouvelles planètes, de redécouvrir les besoins de nos frères et sœurs qui tournent en orbite autour de nous ! ».[30]
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Les pandémies et autres chocs de l’histoire
Certes, une tragédie mondiale comme la pandémie de Covid-19 a réveillé un moment la conscience que nous constituons une communauté mondiale qui navigue dans le même bateau, où le mal de l’un porte préjudice à tout le monde. Nous nous sommes rappelés que personne ne se sauve tout seul, qu’il n’est possible de se sauver qu’ensemble. C’est pourquoi j’ai affirmé que « la tempête démasque notre vulnérabilité et révèle ces sécurités, fausses et superflues, avec lesquelles nous avons construit nos agendas, nos projets, nos habitudes et priorités. […] À la faveur de la tempête, est tombé le maquillage des stéréotypes avec lequel nous cachions nos ego toujours préoccupés de leur image ; et reste manifeste, encore une fois, cette [heureuse] appartenance commune […], à laquelle nous ne pouvons pas nous soustraire : le fait d’être frères ».[31]
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Le monde a inexorablement progressé vers une économie qui, en se servant des progrès technologiques, a essayé de réduire les ‘‘coûts humains’’, et certains ont prétendu nous faire croire que le libre marché suffisait à tout garantir. Mais le coup dur et inattendu de cette pandémie hors de contrôle a forcé à penser aux êtres humains, à tous, plutôt qu’aux bénéfices de certains. Aujourd'hui, nous pouvons reconnaître que « nous nous sommes nourris de rêves de splendeur et de grandeur, et nous avons fini par manger distraction, fermeture et solitude. Nous nous sommes gavés de connexions et nous avons perdu le goût de la fraternité. Nous avons cherché le résultat rapide et sûr, et nous nous retrouvons opprimés par l’impatience et l’anxiété. Prisonniers de la virtualité, nous avons perdu le goût et la saveur du réel ».[32] La douleur, l’incertitude, la peur et la conscience des limites de chacun, que la pandémie a suscitées, appellent à repenser nos modes de vie, nos relations, l’organisation de nos sociétés et surtout le sens de notre existence.
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Si tout est connecté, il est difficile de penser que cette catastrophe mondiale n’ait aucune relation avec notre façon d’affronter la réalité, en prétendant que nous sommes les maîtres absolus de nos vies et de tout ce qui existe. Je ne veux pas dire qu’il s’agit d’une sorte de punition divine. Il ne suffirait pas non plus d’affirmer que les dommages causés à la nature finissent par se venger de nos abus. C’est la réalité même qui gémit et se rebelle. Vient à l’esprit le célèbre vers de Virgile qui évoque les larmes des choses ou de l’histoire.[33]
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Mais nous oublions vite les leçons de l’histoire, « maîtresse de vie ».[34] Après la crise sanitaire, la pire réaction serait de nous enfoncer davantage dans une fièvre consumériste et dans de nouvelles formes d’auto-préservation égoïste. Plaise au ciel qu’en fin de compte il n’y ait pas ‘‘les autres’’, mais plutôt un ‘‘nous’’ ! Plaise au ciel que ce ne soit pas un autre épisode grave de l’histoire dont nous n’aurons pas su tirer leçon ! Plaise au ciel que nous n’oublions pas les personnes âgées décédées par manque de respirateurs, en partie comme conséquence du démantèlement, année après année, des systèmes de santé ! Plaise au ciel que tant de souffrance ne soit pas inutile, que nous fassions un pas vers un nouveau mode de vie et découvrions définitivement que nous avons besoin les uns des autres et que nous avons des dettes les uns envers les autres, afin que l’humanité renaisse avec tous les visages, toutes les mains et toutes les voix au-delà des frontières que nous avons créées !
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Fratelli tutti/Eglise Catholique
Si nous ne parvenons pas à retrouver la passion partagée pour une communauté d’appartenance et de solidarité à laquelle nous consacrerons du temps, des efforts et des biens, l’illusion collective qui nous berce tombera de manière déplorable et laissera beaucoup de personnes en proie à la nausée et au vide. En outre, il ne faudrait pas naïvement ignorer que « l’obsession d’un style de vie consumériste ne pourra que provoquer violence et destruction réciproque ».[35] Le “sauve qui peut” deviendra vite “tous contre tous”, et ceci sera pire qu’une pandémie.
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Sans dignité humaine aux frontières
Aussi bien dans les milieux de certains régimes politiques populistes que sur la base d’approches économiques libérales, on soutient que l’arrivée des migrants doit être évitée à tout prix. Dans le même temps, on affirme que l’aide aux pays pauvres devrait être limitée, pour qu’ils touchent le fond et décident de prendre des mesures d’austérité. On ne se rend pas compte qu’au-delà de ces déclarations abstraites difficiles à étayer, de nombreuses vies sont détruites. Beaucoup de personnes échappent à la guerre, aux persécutions, aux catastrophes naturelles. D’autres, à juste titre, « sont en quête d’opportunités pour [elles] et pour leur famille. [Elles] rêvent d’un avenir meilleur et désirent créer les conditions de sa réalisation ».[36]
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