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Fratelli tutti/Eglise Catholique
Malheureusement, d’autres « sont [attirées] par la culture occidentale, nourrissant parfois des attentes irréalistes qui les exposent à de lourdes déceptions. Des trafiquants sans scrupules, souvent liés aux cartels de la drogue et des armes, exploitent la faiblesse des migrants qui, au long de leur parcours, se heurtent trop souvent à la violence, à la traite des êtres humains, aux abus psychologiques et même physiques, et à des souffrances indicibles ».[37] Ceux qui émigrent « vivent une séparation avec leur environnement d’origine et connaissent souvent un déracinement culturel et religieux. La fracture concerne aussi les communautés locales, qui perdent leurs éléments les plus vigoureux et entreprenants, et les familles, en particulier quand un parent migre, ou les deux, laissant leurs enfants dans leur pays d’origine ».[38] Par conséquent, il faut aussi « réaffirmer le droit de ne pas émigrer, c’est-à-dire d’être en condition de demeurer sur sa propre terre ».[39]
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Et pour comble, « dans certains pays d’arrivée, les phénomènes migratoires suscitent des alarmes et des peurs, souvent fomentées et exploitées à des fins politiques. Une mentalité xénophobe de fermeture et de repli sur soi se diffuse alors ».[40] Les migrants ne sont pas jugés assez dignes pour participer à la vie sociale comme toute autre personne et l’on oublie qu’ils ont la même dignité intrinsèque que quiconque. C’est pourquoi ils doivent être « protagonistes de leur propre relèvement ».[41] On ne dira jamais qu’ils ne sont pas des êtres humains, mais dans la pratique, par les décisions et la manière de les traiter, on montre qu’ils sont considérés comme des personnes ayant moins de valeur, moins d’importance, dotées de moins d’humanité. Il est inacceptable que les chrétiens partagent cette mentalité et ces attitudes, faisant parfois prévaloir certaines préférences politiques sur les convictions profondes de leur foi : la dignité inaliénable de chaque personne humaine indépendamment de son origine, de sa couleur ou de sa religion, et la loi suprême de l’amour fraternel.
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« Les migrations constitueront un élément fondamental de l’avenir du monde ».[42] Mais, de nos jours, elles doivent compter avec la « perte du ‘‘sens de la responsabilité fraternelle’’, sur lequel est basé toute société civile ».[43] L’Europe, par exemple, risque fort d’emprunter ce chemin. Cependant, « aidée par son grand patrimoine culturel et religieux, [elle] a les instruments pour défendre la centralité de la personne humaine et pour trouver le juste équilibre entre le double devoir moral de protéger les droits de ses propres citoyens, et celui de garantir l’assistance et l’accueil des migrants ».[44]
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Je comprends que, face aux migrants, certaines personnes aient des doutes et éprouvent de la peur. Je considère que cela fait partie de l’instinct naturel de légitime défense. Mais il est également vrai qu’une personne et un peuple ne sont féconds que s’ils savent de manière créative s’ouvrir aux autres. J’invite à dépasser ces réactions primaires, car « le problème, c’est quand [les doutes et les craintes] conditionnent notre façon de penser et d’agir au point de nous rendre intolérants, fermés, et peut-être même – sans nous en rendre compte – racistes. Ainsi, la peur nous prive du désir et de la capacité de rencontrer l’autre ».[45]
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L’illusion de la communication
Paradoxalement, alors que s’accroissent des attitudes de repli sur soi et d’intolérance qui nous amènent à nous fermer aux autres, les distances se raccourcissent ou disparaissent au point que le droit à la vie privée n’existe plus. Tout devient une sorte de spectacle qui peut être espionné, surveillé et la vie est soumise à un contrôle constant. Dans la communication numérique, on veut tout montrer et chaque personne devient l’objet de regards qui fouinent, déshabillent et divulguent, souvent de manière anonyme. Le respect de l’autre a volé en éclats, et ainsi, en même temps que je le déplace, l’ignore et le tiens à distance, je peux sans aucune pudeur envahir sa vie de bout en bout.
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D’autre part, les manifestations de haine et de destruction dans le monde virtuel ne constituent pas – comme certains prétendent le faire croire – une forme louable d’entraide, mais de vraies associations contre un ennemi. Par ailleurs, « les médias numériques peuvent exposer au risque de dépendance, d’isolement et de perte progressive de contact avec la réalité concrète, entravant ainsi le développement d’authentiques relations interpersonnelles ».[46] Des gestes physiques, des expressions du visage, des silences, le langage corporel, voire du parfum, le tremblement des mains, le rougissement, la transpiration sont nécessaires, car tout cela parle et fait partie de la communication humaine. Les relations virtuelles, qui dispensent de l’effort de cultiver une amitié, une réciprocité stable ou même un consensus se renforçant à la faveur du temps, ne sont sociales qu’en apparence. Elles ne construisent pas vraiment un ‘‘nous’’ mais d’ordinaire dissimulent et amplifient le même individualisme qui se manifeste dans la xénophobie et le mépris des faibles. La connexion numérique ne suffit pas pour construire des ponts, elle ne suffit pas pour unir l’humanité.
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Agressivité sans pudeur
En même temps que les gens préservent leur isolement consumériste et commode, ils font le choix d’être de manière constante et fébrile en contact. Cela favorise le foisonnement de formes étranges d’agressivité, d’insultes, de mauvais traitements, de disqualifications, de violences verbales qui vont jusqu’à détruire l’image de l’autre, dans un déchaînement qui ne pourrait pas exister dans le contact physique sans que nous ne finissions par nous détruire tous. L’agressivité sociale trouve un espace d’amplification hors pair dans les appareils mobiles et les ordinateurs.
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Cette situation a fait perdre aux idéologies toute pudeur. Ce qui, jusqu’il y a quelques années, ne pouvait être dit par une personne sans qu’elle risque de perdre le respect de tout le monde, peut aujourd’hui être exprimé sans détour même par certaines autorités politiques et rester impuni. On ne peut pas ignorer que « de gigantesques intérêts économiques opèrent dans le monde numérique. Ils sont capables de mettre en place des formes de contrôle aussi subtiles qu’envahissantes, créant des mécanismes de manipulation des consciences et des processus démocratiques. Le fonctionnement de nombreuses plates-formes finit toujours par favoriser la rencontre entre les personnes qui pensent d’une même façon, empêchant de faire se confronter les différences. Ces circuits fermés facilitent la diffusion de fausses informations et de fausses nouvelles, fomentant les préjugés et la haine ».[47]
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Il faut reconnaître que les fanatismes qui conduisent à détruire les autres sont également le fait de personnes religieuses, sans exclure les chrétiens, qui « peuvent faire partie des réseaux de violence verbale sur Internet et à travers les différents forums ou espaces d’échange digital. Même dans des milieux catholiques, on peut dépasser les limites, on a coutume de banaliser la diffamation et la calomnie, et toute éthique ainsi que tout respect de la renommée d’autrui semblent évacués ».[48] Qu’apporte-t-on ainsi à la fraternité que le Père commun nous propose ?
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Information sans sagesse
La vraie sagesse suppose la conformité avec la réalité. Mais aujourd’hui tout peut être produit, dissimulé, altéré. De ce fait, la confrontation directe avec les limites de la réalité devient intolérable. En conséquence, on met en place un mécanisme de ‘‘sélection’’ et s’instaure l’habitude de séparer immédiatement ce que j’aime de ce que je n’aime pas, ce qui est attrayant de ce qui est laid. En suivant la même logique, on choisit les personnes avec qui on décide de partager le monde. Ainsi, les personnes ou les situations qui ont blessé notre sensibilité ou nous ont contrariés sont aujourd’hui tout simplement éliminées dans les réseaux virtuels ; il en résulte un cercle virtuel qui nous isole du monde dans lequel nous vivons.
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S’asseoir pour écouter une autre personne, geste caractéristique d’une rencontre humaine, est un paradigme d’une attitude réceptive de la part de celui qui surmonte le narcissisme et reçoit l’autre, lui accorde de l’attention, l’accueille dans son propre cercle. Mais « le monde contemporain est en grande partie sourd. […] Parfois, la rapidité du monde moderne, la frénésie nous empêchent de bien écouter ce que dit l’autre. Et au beau milieu de son dialogue, nous l’interrompons déjà et nous voulons répondre alors qu’il n’a pas fini de parler. Il ne faut pas perdre la capacité d’écoute ». Saint François d’Assise « a écouté la voix de Dieu, il a écouté la voix du pauvre, il a écouté la voix du malade, il a écouté la voix de la nature. Et il a transformé tout cela en un mode de vie. Je souhaite que la semence de saint François pousse dans beaucoup de cœurs ».[49]
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Alors que le silence et l’écoute disparaissent, transformant tout en clics ou en messages rapides et anxieux, cette structure fondamentale d’une communication humaine sage est menacée. Un nouveau style de vie est créé où l’on construit ce qu’on veut avoir devant soi, en excluant tout ce qui ne peut pas être contrôlé ou connu superficiellement et instantanément. Cette dynamique, de par sa logique intrinsèque, empêche la réflexion sereine qui pourrait nous conduire à une sagesse commune.
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Nous pouvons rechercher la vérité ensemble dans le dialogue, dans une conversation sereine ou dans une discussion passionnée. C’est un cheminement qui demande de la persévérance, qui est également fait de silences et de souffrances, capable de recueillir patiemment la longue expérience des individus et des peuples. L’accumulation écrasante d’informations qui nous inondent n’est pas synonyme de plus de sagesse. La sagesse ne se forge pas avec des recherches anxieuses sur internet, ni avec une somme d’informations dont la véracité n’est pas assurée. Ainsi, elle ne mûrit pas pour devenir rencontre avec la vérité. Les conversations ne tournent, somme toute, qu’autour des dernières données, simplement horizontales et cumulatives. Mais on n’y prête pas une attention soutenue et on ne pénètre pas le cœur de la vie, on ne reconnaît pas ce qui est essentiel pour donner sens à l’existence. Ainsi, la liberté devient une illusion qu’on nous vend et qui se confond avec la liberté de naviguer devant un écran. Le problème, c’est qu’un chemin de fraternité, local et universel, ne peut être parcouru que par des esprits libres et prêts pour de vraies rencontres.
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Soumissions et autodépréciations
Certains pays économiquement prospères se présentent comme des modèles culturels pour ceux qui sont moins développés, au lieu d’œuvrer pour que chaque pays croisse à sa propre manière, afin de développer ses capacités à innover à partir des valeurs de sa culture. Cette nostalgie superficielle et triste, qui porte à copier et à acheter au lieu de créer, aboutit à une fierté nationale très faible. Dans les milieux riches de nombreux pays pauvres, et parfois chez ceux qui ont réussi à sortir de la pauvreté, on constate une incapacité à accepter des caractéristiques et des processus spécifiques, ce qui provoque du mépris pour l’identité culturelle comme si celle-ci était la seule cause des maux.
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Détruire l’estime de soi chez quelqu’un est un moyen facile de le dominer. Derrière ces tendances visant à uniformiser le monde, émergent des intérêts de pouvoir qui profitent d’une faible estime de soi chez les personnes, tout en essayant de créer une nouvelle culture à travers les médias et les réseaux, au service des plus puissants. Ceci est mis à profit par l’opportunisme de la spéculation financière et de l’exploitation, où les pauvres sont ceux qui perdent toujours. Par ailleurs, le fait d’ignorer la culture d’un peuple empêche de nombreux dirigeants politiques de parvenir à mettre en œuvre un projet efficace qui puisse être librement assumé et soutenu dans le temps.
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On oublie qu’« il n’y a pas pire aliénation que de faire l’expérience de ne pas avoir de racines, de n’appartenir à personne. Une terre sera féconde, un peuple portera des fruits et sera en mesure de générer l’avenir uniquement dans la mesure où il donne vie à des relations d’appartenance entre ses membres, dans la mesure où il crée des liens d’intégration entre les générations et les diverses communautés qui le composent ; et également dans la mesure où il rompt les spirales qui embrouillent les sens, en nous éloignant toujours les uns des autres ».[50]
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Espérance
Malgré ces ombres épaisses qu’il ne faut pas ignorer, je voudrais évoquer dans les pages suivantes nombre de chemins d’espoir. En effet, Dieu continue de répandre des semences de bien dans l’humanité. La pandémie récente nous a permis de distinguer et de valoriser de nombreux hommes et femmes, compagnons de voyage, qui, dans la peur, ont réagi en offrant leur propre vie. Nous avons pu reconnaître comment nos vies sont tissées et soutenues par des personnes ordinaires qui, sans aucun doute, ont écrit les événements décisifs de notre histoire commune : médecins, infirmiers et infirmières, pharmaciens, employés de supermarchés, agents d’entretien, assistants, transporteurs, hommes et femmes qui travaillent pour assurer des services essentiels et de sécurité, bénévoles, prêtres, personnes consacrées ... ont compris que personne ne se sauve seul.[51]
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J’invite à l’espérance qui « nous parle d’une réalité qui est enracinée au plus profond de l’être humain, indépendamment des circonstances concrètes et des conditionnements historiques dans lesquels il vit. Elle nous parle d’une soif, d’une aspiration, d’un désir de plénitude, de vie réussie, d’une volonté de toucher ce qui est grand, ce qui remplit le cœur et élève l’esprit vers les grandes choses, comme la vérité, la bonté et la beauté, la justice et l’amour. […] L’espérance est audace, elle sait regarder au-delà du confort personnel, des petites sécurités et des compensations qui rétrécissent l’horizon, pour s’ouvrir à de grands idéaux qui rendent la vie plus belle et plus digne ».[52] Marchons dans l’espérance !
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DEUXIÈME CHAPITRE
UN ETRANGER SUR LE CHEMIN
Tout ce que j’ai évoqué dans le chapitre précédent est plus qu’une description froide de la réalité, car « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur ».[53] À la recherche d’une lumière au milieu de ce que nous vivons, et avant de présenter quelques pistes d’action, je propose de consacrer un chapitre à une parabole racontée par Jésus-Christ il y a deux mille ans. Car, bien que cette lettre s’adresse à toutes les personnes de bonne volonté, quelles que soient leurs convictions religieuses, la parabole se présente de telle manière que chacun d’entre nous peut se laisser interpeller par elle.
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« Et voici qu’un légiste se leva, et dit à Jésus pour l’éprouver : ‘‘Maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ?’’ Il lui dit : ‘‘Dans la Loi, qu'y-a-t-il d’écrit ? Comment lis-tu ?’’ Celui-ci répondit: ‘‘Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit; et ton prochain comme toi-même’’ ‘‘Tu as bien répondu, lui dit Jésus ; fais cela et tu vivras’’. Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus : ‘‘Et qui est mon prochain ?’’ Jésus reprit : ‘‘Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba au milieu de brigands qui, après l’avoir dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à demi mort. Un prêtre vint à descendre par ce chemin-là ; il le vit et passa outre. Pareillement un lévite, survenant en ce lieu, le vit et passa outre. Mais un Samaritain, qui était en voyage, arriva près de lui, le vit et fut pris de pitié. Il s’approcha, banda ses plaies, y versant de l'huile et du vin, puis le chargea sur sa propre monture, le mena à l’hôtellerie et prit soin de lui. Le lendemain, il tira deux deniers et les donna à l'hôtelier, en disant : Prends soin de lui, et ce que tu auras dépensé en plus, je te le rembourserai, moi, à mon retour. Lequel de ces trois, à ton avis, s'est montré le prochain de l'homme tombé aux mains des brigands ?’’ Il dit : ‘‘Celui-là qui a exercé la miséricorde envers lui.’’ Et Jésus lui dit : ‘‘Va, et toi aussi, fais de même.’’ (50c 10, 25-37).
L’arrière-plan
Cette parabole illustre un arrière-plan de plusieurs siècles. Peu de temps après la narration de la création du monde et de l’être humain, la Bible présente le défi des relations entre nous. Caïn tue son frère Abel, et la question de Dieu résonne : « Où est [Abel], ton frère ? » (Gn 4, 9). La réponse est la même que celle que nous donnons souvent : « Suis-je le gardien de mon frère ? » (ibid.). En posant cette question, Dieu met en cause tous les genres de déterminisme ou de fatalisme qui cherchent à justifier l’indifférence comme la seule réponse possible. Il nous dote, au contraire, de la faculté de créer une culture différente qui nous permet de surmonter les inimitiés et de prendre soin les uns des autres.
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Le livre de Job se réfère au fait d’avoir un même Créateur comme fondement de la défense de certains droits communs : « Ne les a-t-il pas créés comme moi dans le ventre ? Un même Dieu nous forma dans le sein » (Jb 31,15). Des siècles plus tard, saint Irénée l’exprimera par l’image de la mélodie : « Celui […] qui aime la vérité ne doit pas se laisser abuser par l’intervalle existant entre les différents sons ni soupçonner l’existence de plusieurs Artistes ou Auteurs, dont l’un aurait disposé les sons aigus, un autre, les sons graves, un autre encore, les sons intermédiaires ».[54]
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Dans les traditions juives, le commandement d’aimer et de prendre soin de l’autre semblait se limiter aux relations entre les membres d’une même nation. Le précepte ancien « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (50v 19, 18) était généralement censé se rapporter à des concitoyens. Cependant, surtout dans le judaïsme qui s’est développé hors de la terre d’Israël, les frontières se sont élargies. L’invitation à ne pas faire aux autres ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent est apparue (cf. Tb 4, 15). Le sage Hillel (1er siècle av. J.-100.) disait à ce sujet : « Voilà la loi et les prophètes ! Tout le reste n’est que commentaire ».[55] Le désir d’imiter les attitudes divines a conduit à surmonter cette tendance à se limiter aux plus proches : « La pitié de l’homme est pour son prochain, mais la pitié du Seigneur est pour toute chair » (Si 18, 13).
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Dans le Nouveau Testament, le précepte d’Hillel est exprimé positivement : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : voilà la Loi et les Prophètes » (Mt 7, 12). Cet appel est universel ; il vise à inclure tous les hommes uniquement en raison de la condition humaine de chacun, car le Très-Haut, le Père qui est aux cieux, « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons » (Mt 5, 45). En conséquence, il est demandé : « Montrez-vous compatissants, comme votre Père est compatissant » (50c 6, 36).
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Il y a une raison pour élargir le cœur de manière à ne pas exclure l’étranger, raison qu’on peut déjà trouver dans les textes les plus anciens de la Bible. Cela est dû au souvenir constant qu’entretient le peuple juif d’avoir vécu comme étranger en Égypte :
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« Tu ne molesteras pas l’étranger ni ne l’opprimeras car vous-mêmes avez été étrangers dans le pays d’Egypte » (Ex 22, 20).
« Tu n’opprimeras pas l’étranger. Vous savez ce qu’éprouve l’étranger, car vous-mêmes avez été étrangers au pays d’Egypte » (Ex 23, 9).
« Si un étranger réside avec vous dans votre pays, vous ne le molesterez pas. L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Egypte » (50v 19, 33-34).
« Lorsque tu vendangeras ta vigne, tu n’iras rien y grappiller ensuite. Ce qui restera sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve. Et tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Egypte » (Dt 24, 21-22).
Dans le Nouveau Testament, l’appel à l’amour fraternel retentit avec force :
« Car une seule formule contient toute la Loi en sa plénitude : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5, 14).
« Celui qui aime son frère demeure dans la lumière et il n’y a en lui aucune occasion de chute. Mais celui qui hait son frère est dans les ténèbres » (1 Jn 2, 10-11).
« Nous savons, nous, que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères. Celui qui n’aime pas demeure dans la mort » (1 Jn 3, 14).
« Celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 20).
Même cette proposition d’amour pouvait être mal comprise. Ce n’est pas pour rien que, face à la tentation des premières communautés chrétiennes de créer des groupes fermés et isolés, saint Paul exhortait ses disciples à vivre l’amour entre eux « et envers tous » (1 Th 3, 12), et que, dans la communauté de Jean, il était demandé de bien accueillir les frères « bien que ce soient des étrangers » (3 Jn 5). Ce contexte aide à comprendre la valeur de la parabole du bon Samaritain : il importe peu à l’amour que le frère blessé soit d’ici ou de là-bas. En effet, c’est l’« amour qui brise les chaînes qui nous isolent et qui nous séparent en jetant des ponts ; un amour qui nous permet de construire une grande famille où nous pouvons tous nous sentir chez nous. […] Un amour qui a saveur de compassion et de dignité ».[56]
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L’abandonné
Jésus raconte qu’il y avait un homme blessé, gisant sur le chemin, agressé. Plusieurs sont passés près de lui mais ont fui, ils ne se sont pas arrêtés. C’étaient des personnes occupant des fonctions importantes dans la société, qui n’avaient pas dans leur cœur l’amour du bien commun. Elles n’ont pas été capables de perdre quelques minutes pour assister le blessé ou du moins pour lui chercher de l’aide. Quelqu’un d’autre s’est arrêté, lui a fait le don de la proximité, a personnellement pris soin de lui, a également payé de sa poche et s’est occupé de lui. Surtout, il lui a donné quelque chose que, dans ce monde angoissé, nous thésaurisons tant : il lui a donné son temps. Il avait sûrement ses plans pour meubler cette journée selon ses besoins, ses engagements ou ses souhaits. Mais il a pu tout mettre de côté à la vue du blessé et, sans le connaître, il a trouvé qu’il méritait qu’il lui consacre son temps.
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À qui t’identifies-tu ? Cette question est crue, directe et capitale. Parmi ces personnes à qui ressembles-tu ? Nous devons reconnaître la tentation, qui nous guette, de nous désintéresser des autres, surtout des plus faibles. Disons-le, nous avons progressé sur plusieurs plans, mais nous sommes analphabètes en ce qui concerne l’accompagnement, l’assistance et le soutien aux plus fragiles et aux plus faibles de nos sociétés développées. Nous sommes habitués à regarder ailleurs, à passer outre, à ignorer les situations jusqu’à ce qu’elles nous touchent directement.
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Une personne est agressée dans la rue et beaucoup s’enfuient comme s’ils n’avaient rien vu. Souvent, des gens au volant d’une voiture percutent quelqu’un et s’enfuient. L’unique chose qui leur importe, c’est d’éviter des problèmes ; ils se soucient peu de ce qu’un être humain meure par leur faute. Mais ce sont des signes d’un mode de vie répandu qui se manifeste de diverses manières, peut-être plus subtiles. De plus, comme nous sommes tous fort obnubilés par nos propres besoins, voir quelqu’un souffrir nous dérange, nous perturbe, parce que nous ne voulons pas perdre notre temps à régler les problèmes d’autrui. Ce sont les symptômes d’une société qui est malade, parce qu’elle cherche à se construire en tournant le dos à la souffrance.
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Mieux vaut ne pas tomber dans cette misère. Regardons le modèle du bon Samaritain. C’est un texte qui nous invite à raviver notre vocation de citoyens de nos pays respectifs et du monde entier, bâtisseurs d’un nouveau lien social. C’est un appel toujours nouveau, même s’il se présente comme la loi fondamentale de notre être : que la société poursuive la promotion du bien commun et, à partir de cet objectif, reconstruise inlassablement son ordonnancement politique et social, son réseau de relations, son projet humain. Par ses gestes, le bon Samaritain a montré que « notre existence à tous est profondément liée à celle des autres : la vie n’est pas un temps qui s’écoule, mais un temps de rencontre ».[57]
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Cette parabole est une icône éclairante, capable de mettre en évidence l’option de base que nous devons faire pour reconstruire ce monde qui nous fait mal. Face à tant de douleur, face à tant de blessures, la seule issue, c’est d’être comme le bon Samaritain. Toute autre option conduit soit aux côtés des brigands, soit aux côtés de ceux qui passent outre sans compatir avec la souffrance du blessé gisant sur le chemin. La parabole nous montre par quelles initiatives une communauté peut être reconstruite grâce à des hommes et des femmes qui s’approprient la fragilité des autres, qui ne permettent pas qu’émerge une société d’exclusion mais qui se font proches et relèvent puis réhabilitent celui qui est à terre, pour que le bien soit commun. En même temps, la parabole nous met en garde contre certaines attitudes de ceux qui ne se soucient que d’eux-mêmes et ne prennent pas en charge les exigences incontournables de la réalité humaine.
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