Lecture d'un commentaire (4820)


Mc 1,14

Commentaire: Lecture synchronique et sens littéral
Le titre nous donne le thème de l’ouvrage de Marc dont le prologue est le résumé qui nous est donné pour éclairer toute la suite : on comprend mieux ce qui se passe dans un récit quand on connaît l’objectif de l’auteur et la finalité du drame qui se joue.
Tableau 1 : Jean est dans le désert. Des foules judéennes viennent à lui, ce qui en soi n’est pas naturel ; d’autant que son message n’est pas facile à entendre. C’est qu’il y avait une attente dans le pays pour que les choses changent. N’en est-il pas de même de génération en génération ? N’espérons-nous pas nous aussi que des choses changent dans les comportements et dans la société ? Notons au passage que, contrairement à Matthieu et Luc, le Jean de Marc n’invective pas ceux qui font semblant par populisme en espérant que les changements éventuels ne se feront qu’à leur profit. Marc s’en tient à souligner la filiation prophétique de Jean à une époque où l’on se lamentait que le Seigneur n’envoie plus de prophète. À ceux qui se lamentent, Jean désigne « Celui qui le suit » comme devant accomplir ce qu’annonçaient les prophètes de salut.
Tableau 2 : Jésus vient de Galilée, seul. Il quitte un lieu où il fait bon vivre pour le désert. Il se mêle à ceux qui veulent que les choses changent. Il ne dit rien. Lui seul voit la manifestation de l’Esprit. La voix qui le désigne comme Fils est celle de Dieu puisque nous savons depuis le v. 1 qu’il est Fils de Dieu. Aussitôt, Jésus est tenté de s’écarter de Dieu : l’adversaire est là dès que l’identité de Jésus lui est connue.
Finale : Jésus commence sa prédication après la disparition de Jean : il a rempli sa mission de précurseur annoncée par les prophètes. D’une certaine façon, Jésus se comporte comme le continuateur de Jean. Mais il est plus qu’un simple prophète ; il ne reste pas au désert, mais il va vers les gens ; il s’habille comme tout le monde. L’Évangile de Dieu est ce que proclame Jésus. C’est donc aussi son Évangile.
Cette présentation parallèle fait de Jésus à la fois le continuateur de Jean et celui qui, le dépasse en tous points et même s’oppose à lui par sa façon d’agir : il va vers les gens plutôt que les gens viennent à lui, il s’habille comme tout le monde, au désert des anges le servent, la foi est ajoutée à la conversion, etc.
Marc entame son Évangile en en révélant déjà la fin et les étapes. En effet, le premier verset parle d’un « commencement de la Bonne nouvelle de Jésus, Christ, [Fils de Dieu] » (1,1), un commencement qui rappelle forcément le Livre de la Genèse, donc une création : avec Jésus, c’est la Nouvelle création dont l’évangile marcien dit le commencement.
Le lecteur toutefois s’interroge : que doit-il mettre sous ces termes ? Il ne tarde pas à être introduit au coeur de l’énigme. En effet, le jeu des pronoms « mon » et « ton », dans la citation des v. 2-3 (Ex 23,20 ; Ml 3,1 ; Is 40,3), semble attribuer implicitement le terme « Seigneur » à Jésus. La référence à Ex 23 suggère que le chemin de Jésus est un exode. Le passage du « sentiers de notre Dieu » d’Isaïe à « ses sentiers » de Marc semble bien identifier d’emblée Jésus comme « notre Dieu ». Dans la ligne de Malachie, l’arrivée du Seigneur qui en résulte est une entrée dans son propre temple. Quant à la citation d’Isaïe, elle suppose de prendre en compte toute la suite: Is 40,4-8
Le fait que la citation soit mise par le narrateur sous le chapeau d’Isaïe, au livret de la consolation, semble déjà y profiler la figure du serviteur, qui réapparaîtra à la fin du v. 11. Il est frappant que Marc cite explicitement ou implicitement de nombreux textes prophétiques, mais très peu la Torah : entre la Loi et les figures des prophètes, ce sont les secondes qui introduisent le mieux la présentation de Jésus. Peut-être faut-il voir là un écho de la tradition alexandrine dont témoigne ORIGÈNE évoquant la sagesse divine par la liaison courante dans une phrase unique de Rm 16,25-26 et 2Tm 1,10 : Cette sagesse sera imprimée en nous clairement selon la révélation du mystère qui a été tu pendant des siècles sans fin, qui a été dévoilée maintenant par les Écritures prophétiques et par la manifestation de Notre Seigneur et sauveur Jésus-Christ à qui est la gloire dans tous les siècles.
L’irruption de Jean permet ensuite de présenter celui qui vient comme « le plus fort ». Il semble aussi le faire apparaître comme un disciple de Jean : « il vient derrière moi » (v. 7). Jean, qui vient pourtant d’être rapproché de la figure d’Elie (v. 6), creuse un abîme entre lui et celui qu’il annonce (v. 7 : « je ne suis digne, me courbant, de délier la courroie de ses sandales ») et dont il dit qu’il baptisera d’Esprit Saint (v. 8), ce qui établit un lien entre Celui-qui-est-annoncé et la sphère de Dieu. Jésus est introduit par une déclaration à tonalité eschatologique (« en ces jours-là » au v. 9), renforcée par l’allusion implicite au Livre de Daniel dans la conclusion (v. 15). Nous y reviendrons pour parler du titre de Fils de l’Homme. On doit de suite retenir que le surgissement de Jésus dans l’histoire semble nous mettre en même temps en présence d’un autre temps que les apocalypses désignent comme eschatologique. Il s’agit du temps de Dieu, un temps difficile à concevoir et qui est contemporain de chacun de nos instants présents. Ce basculement du temps est souligné dans la formule « les temps sont accomplis » pour signifier que dorénavant, par et avec Jésus, chacun de nos présents est contemporain de Dieu lui-même. On voit alors venir Jésus adulte, de Nazareth en Galilée, et non de Judée comme les foules. Il est sans généalogie, ce qui semble contredire l’idée de Messie du v. 1. En effet, dans la pensée juive contemporaine de Jésus, le Messie devait être un descendant de David (Messie-roi) ou un descendant de Lévi ou de Sadoq (Messie-prêtre). Pour Marc, Jésus vient d’ailleurs, on ne sait d’où. Il est baptisé (v. 9) d’un baptême de conversion pour un pardon de péchés (v. 4), mais, nouveau renversement, les v. 10-12 introduisent le lecteur dans le regard de Jésus, qui voit se déchirer les cieux et descendre sur lui l’Esprit comme une colombe ; puis dans son ouïe qui lui fait entendre une voix « hors des cieux ». Quand Jésus remonte des eaux — symbole de mort — les cieux s’ouvrent et descend l’Esprit de vie. En convoquant implicitement le Ps 2,7, Gn 22,2 et Is 42,1 (premier chant du serviteur), il affirme : « Toi, tu es mon Fils Bien-aimé, en toi je me complais » (v. 11). S’agissant d’un psaume d’intronisation royale, c’est donc cette dimension qui est soulignée comme programmatique. Lisons l’ensemble du psaume 2.
La lecture montre clairement la compréhension que les Juifs du Ier siècle avaient de la citation de Marc : « aujourd’hui » est à prendre dans l’éternité de Dieu et la déclaration est la ci-tation d’un décret éternel. Rien à voir avec l’interprétation adoptianiste d’Arius. Placée par Marc dans un prologue symbolique, « aujourd’hui » doit être reçu symboliquement quant au temps de l’histoire : le contexte est apocalyptique et c’est dans le temps de Dieu qu’il nous faut recevoir cet « aujourd’hui ». La qualification du fils renvoie également à un autre récit bien présent chez les auditeurs juifs : Gn 22,2
De toute la Torah, c’est donc ici la figure d’Abraham qui est privilégiée de préférence à celle de Moïse. Mais c’est surtout à nouveau le courant prophétique qui est convoqué avec Isaïe. Is 42,1
La théophanie met Jésus au plus près de l’Esprit qui descend sur lui, et au plus près du Père innomé, par la voix venue des cieux. Jésus est intronisé pour le monde terrestre (cf. Is 61,1). Mais l’Esprit le chasse au désert, comme s’il avait un ascendant sur lui et comme si Jésus devait à son tour, sur fond des v. 2-3, être le messager d’un Autre. Il y est tenté par le Satan, sans qu’on dise s’il lui résiste, mais il vit avec les bêtes sauvages, ce qui le situe dans le temps messianique de la création réconciliée, et servi par les anges, ce qui le met du côté de Dieu. Ainsi, le prologue inscrit l’action de la Bonne Nouvelle dans le temps de l’histoire : Jésus a fait partie du groupe de Jean dont l’action est historique. Mais le prologue inscrit aussi l’action de la Bonne Nouvelle dans le temps de Dieu : le surgissement de l’Esprit et la voix qui vient du ciel sont les éléments décisifs de la mise en route de Jésus, conduit par l’Esprit. Avec cette exposition, conclue par un résumé sommaire de l’enseignement de Jésus, le lecteur en sait plus que les acteurs de l’évangile marcien : le lecteur détient des clés d’interprétation qui manquent souvent aux pharisiens et aux autres et que les disciples n’ont pu maîtriser qu’au bout du chemin.


Source: Alain Toret - qui est Jesus?