Lecture d'un commentaire (1942)


Ac 28,31

Commentaire: Le Christ Seigneur : A-t-on défiguré Jésus de Nazareth ? La figure de Jésus, telle qu’elle ressort des évangiles de Matthieu, de Marc et de Luc, est celle d’un Rabbi, d’un maître de la Loi dans la plus pure tradition du peuple d’Israël ( Jean 3.2). Même si, dans la suite, on a donné aux conflits avec les Pharisiens un peu plus d’importance qu’ils n’en avaient eue, on n’en a pas oublié pour autant que l’enseignement de Jésus était proche de celui des Pharisiens sur bien des points ( Marc 2.16 ; 12.28 ; 12.32). Disciples ou opposants, ils le voyaient comme un maître de la Loi autodidacte ( Jean 7.15). Comment donc est-on passé de là à la figure du Christ telle qu’elle apparaît dans les lettres des Apôtres : le Seigneur de l’histoire, le nouvel Adam, celui qui a reçu le “Nom” incommunicable ? La résurrection de Jésus a été crue par les Apôtres et par toute la communauté chrétienne, laquelle est née de cette certitude. Qu’il soit le Messie, on n’en doutait pas ; qu’il soit Fils de Dieu dans un sens très spécial, tout autre que ce que les Juifs entendaient sous ce terme, on le croyait également. Mais il a fallu bien du temps pour en tirer toutes les conséquences, et il est sûr que ce passage a été plus difficile pour ceux qui avaient connu personnellement Jésus et l’avaient vu à travers les lunettes de leur culture juive. Non pas parce que Jésus n’aurait pas été pleinement Juif jusqu’en sa façon d’enseigner, mais parce que ce qu’ils avaient aimé chez lui les empêchait de voir plus loin. Ils se retrouvaient certainement dans la lettre de Jacques ; tout en reconnaissant Jésus comme “notre Seigneur”, Jacques voit d’abord en lui le maître d’une loi nouvelle qui reprend le meilleur de l’Ancien Testament ( Jacques 2.1, 8). Les communautés chrétiennes de Palestine vont donc s’attacher à cette image qui leur est restée du rabbi galiléen ( Galates 1.19). Il était ressuscité, bien sûr, mais il n’avait pas remis l’horloge du monde à zéro, et son héritage, c’était d’abord une morale épurée. En quelques générations ces “judéo-chrétiens” vont se retrouver comme étrangers à la foi de l’Église dont le centre sera passé entre temps de Jérusalem à Rome. C’est là que Paul a joué le rôle décisif sans l’avoir choisi. Il n’a pas inventé le Christ Seigneur et Rédempteur : il était déjà présent dans les premières proclamations de Pierre (Actes 2.32-36 ; 3.15). Mais Paul n’avait pas été marqué (et en même temps limité) par l’image et les paroles du rabbi galiléen ; tout au contraire sa conversion avait été une rencontre avec Dieu lui-même en la personne de Jésus, et il avait pris de la hauteur par rapport à la prédication itinérante du Maître ( 2Corinthiens 5.16). Si Jésus n’était pas ressuscité, il serait resté un maître : jusque là ses paroles étaient peut-être plus importantes que lui-même. Mais déjà le corps disparu du tombeau au matin de Pâques, si c’était vrai, c’était une déchirure dans les lois de l’univers. Ensuite, toutes les apparitions du ressuscité portaient un seul message : Jésus Seigneur ! On était loin de Jérémie auréolé de gloire, ou d’Élie emporté vers le ciel. À la Pentecôte Pierre a dit que par cette résurrection Dieu venait de réhabiliter son “saint Serviteur” ( Actes 3.13), mais il ajoutait : “Dieu l’a fait Seigneur”. Bien vite il faudra reconnaître en Jésus le “fils de la femme enlevé au ciel pour y prendre en mains le Livre de l’Histoire” ( Apocalypse 12.5 ; 5.7). Paul et Jean ont le droit de parler car ils sont de vrais témoins : tous les deux ont été invités à jeter là-haut un petit coup d’œil ( Apocalypse 4.1 ; 2Corinthiens 12.2). Maintenant, c’était la personne de Jésus qui donnait la clé de ses paroles, car il était Dieu né de Dieu. Lorsque Paul parlera du Christ comme de “l’image de Dieu” ( Colossiens 1.15), il ne nous invitera pas d’abord à retrouver dans les gestes de Jésus la bonté du Père : il pensera plus immédiatement au Fils qui, depuis les origines, est la manifestation, et la projection, et la sagesse active du Dieu éternellement invisible. Et c’est lui qui a traversé le temps, et notre histoire, pour que, par lui, toute la création et l’histoire des hommes retournent dans le mystère divin ( Colossiens 1.20). Dans les évangiles, Jésus ne voulait être que l’annonciateur du Royaume de Dieu. Mais avec Paul, il n’y a plus de Royaume que dans le Fils fait homme et ressuscité ( Colossiens 3.1). Là se situe le fossé entre la foi chrétienne et la position de ceux qui, parmi les Juifs, éprouvent le plus de sympathie pour la figure de Jésus. Ce n’est pas Paul qui a élevé un mur d’incompréhension : le scandale était dans la résurrection de Jésus, tout autant que dans sa mort sur la croix. Le scandale n’est pas moins grand pour le chrétien d’aujourd’hui. Nous avons beau avoir la foi, parfois le doute nous assaille : est-ce que tout cela est sûr ? Et bien des livres écrits par des incroyants, ou même par des chrétiens instruits, vont conforter nos doutes : “La résurrection ? Il n’y a pas d’autre base qu’un tombeau trouvé vide… — et encore, le sait-on ? Ensuite on a interprété, on a cru voir… On l’a dit ressuscité, c’était une façon de lui donner une auréole et de réaffirmer l’espérance de la communauté…” Toutes ces raisons pourtant n’ont pas raison d’une conviction intime au cœur du croyant ; un instinct de Dieu lui dit que la vérité est dans le mystère et non dans les interprétations qui prétendent l’éliminer ( 1Jean 2.27). Nous disons bien : “un instinct de Dieu”, car ce n’est pas une question de sentiment. Nous croyons, cela veut dire d’abord que nous recevons le témoignage des apôtres et de l’Église, et nous croyons comme ils ont cru. Mais si nous accueillons la foi, Dieu ne nous laissera pas seuls face à nos doutes, car il y a une promesse pour celui qui croit : le don de l’Esprit Saint ( Actes 2.38). Les textes bibliques de l’Ancien comme du Nouveau Testament disent clairement qu’il n’y aura pas de foi qui tienne sans une expérience spirituelle (Hébreux 12.18-24), et c’est encore plus vrai pour ceux qui vivent, comme c’est souvent notre cas, dans une civilisation imperméable à la foi ( 1Corinthiens 12.3).


Source: Bible des peuples