Lecture d'un commentaire (19184)


2R 20,21

Commentaire: MANASSEH
Ézéchias avait fini par céder aux recommandations d'Ésaïe et avait pris pour épouse (93) la fille du prophète. Mais c'est le cœur lourd qu'il s'engagea dans le mariage. Son esprit prophétique lui avait prédit que l'impiété des fils qu'il engendrerait ferait préférer leur mort à leur vie. Ces craintes se confirmèrent bien trop tôt. Ses deux fils, Rabschaké et Manassé, montrèrent dès leur plus jeune âge qu'ils ne ressemblaient pas du tout à leurs parents. Un jour, alors qu'Ézéchias portait ses deux petits sur ses épaules pour se rendre au Bet ha-Midrash, il entendit leur conversation. L'un d'eux disait: «Le crâne chauve de notre père pourrait servir à faire frire du poisson». L'autre répliqua: «Il ferait bien l'affaire pour offrir des sacrifices aux idoles». Furieux de ces paroles, Ézéchias laissa ses fils lui échapper. Rabschaké fut tué par la chute, mais Manassé s'en sortit indemne. (94) Il aurait mieux valu que Manassé partage le sort préMtré de son frère. Il ne fut épargné que pour le meurtre, l'idolâtrie et d'autres atrocités abominables. (95)
Après le départ d'Ézéchias, Manassé cessa de servir le Dieu de son père. Il fit tout ce que lui inspirait sa mauvaise imagination. Il détruisit l'autel et installa dans l'espace intérieur du Temple une idole (96) à quatre faces, copiées sur les quatre figures du trône de Dieu. Elle était placée de telle sorte que, quelle que soit la direction par laquelle on entrait dans le Temple, une face de l'idole se trouvait face à soi. (97)
Si Manassé était sacrilège à l'égard de Dieu, il était aussi malveillant à l'égard de ses semblables. Il avait façonné une image si grande qu'il fallait mille hommes pour la porter. Chaque jour, une nouvelle force était employée à cette tâche, car Manassé faisait tuer chaque groupe de porteurs à la fin de la journée de travail. Tous ses actes visaient à jeter le mépris sur le judaïsme et ses principes. Son désir maléfique d'effacer le nom de Dieu des Saintes Ecritures était insatiable ; (98) il alla jusqu'à donner des conférences publiques dont le but était de ridiculiser la Torah. (99) Isaïe et les autres prophètes, Michée, Joël et Habacuc, (100) quittèrent Jérusalem et se réfugièrent sur une montagne dans le désert, afin d'être préservés de la vue des abominations pratiquées par le roi. Leur lieu de séjour fut révélé au roi. Un Samaritain, descendant du faux prophète Sédécias, s'était réfugié à Jérusalem après la destruction du Temple. Mais il n'y resta pas longtemps ; des accusations furent portées contre lui devant le pieux roi Ézéchias, et il se retira à Bethléem, où il rassembla autour de lui des acolytes. C'est ce Samaritain qui retrouva les prophètes dans leur retraite et les accusa devant Manassé. (101) Le roi impie jugea Isaïe et le condamna à mort. L'accusation portée contre lui était que ses prophéties contenaient des enseignements en contradiction avec la loi de Moïse. Dieu dit à Moïse: «Tu ne peux pas voir ma face, car l'homme ne peut pas me voir et vivre» tandis qu'Isaîe disait «J'ai vu le Seigneur assis sur un trône, haut et élevé». Isaïe comparait encore les chefs d'Israël et le peuple aux impies de Sodome et de Gomorrhe, et il prophétisait la chute de Jérusalem et la destruction du Temple. (102) Le prophète ne donna aucune explication. Il était convaincu de l'inutilité de se défendre, et il préfèra que Manassé agisse par ignorance plutôt que par méchanceté. Cependant, il s'enfuit pour se mettre à l'abri. Entendant les huissiers royaux à sa poursuite, il prononça le nom de Dieu, et un cèdre l'engloutit. Le roi ordonna de scier l'arbre en morceaux. Lorsque la scie fut appliquée sur la partie de l'écorce sous laquelle était cachée la bouche d'Isaïe, celui-ci mourut. Sa bouche était la seule partie vulnérable de son corps, car au moment où il fut appelé à sa mission prophétique, (103) elle avait prononcé les mots méprisants de «peuple aux lèvres impures», à propos d'Israël. Isaïe mourut à l'âge de cent vingt ans, (104) par la main de son propre petit-fils. (105)
Dieu est indulgent, mais Manassé finit par recevoir le châtiment mérité pour ses péchés et ses crimes. La vingt-deuxième année de son règne, les Assyriens vinrent et l'emmenèrent à Babylone, enchaîné, avec la vieille idole danite, l'image de Michée. (106) En Babylonie, le roi fut mis dans un four chauffé par le bas. Se trouvant dans cette situation extrême, Manassé commença à invoquer dieu après dieu pour l'aider à sortir de cette situation. Comme cela s'avérait inefficace, il eut recours à d'autres moyens. «Je me souviens, dit-il, que mon père m'avait enseigné le verset suivant: «Quand tu seras dans la détresse, si, dans la suite des temps, tu reviens à l'Éternel, ton Dieu, et si tu écoutes sa voix, il ne te fera pas défaut. Maintenant, je crie vers Dieu. S'il tend l'oreille vers moi, c'est bien ; sinon, toutes les sortes de dieux se ressemblent. Les anges fermèrent les fenêtres du ciel, afin que la prière de Manassé ne monte pas jusqu'à Dieu, et ils dirent: «Seigneur du monde ! Veux-tu exaucer celui qui a rendu un culte aux idoles, et qui a dressé une idole dans le Temple ?» «Si je n'acceptais pas la pénitence de cet homme, répondit Dieu, je fermerais la porte à tous les pécheurs repentants. Dieu fit une petite ouverture sous le trône de sa gloire et accueillit la prière de Manassé par cette ouverture. Soudain, un vent se lèva et ramena Manassé à Jérusalem. (107) Son retour à Dieu ne l'a pas seulement aidé dans sa détresse, mais lui a aussi apporté le pardon de tous ses péchés, de sorte que même sa part dans le monde futur ne lui a pas été retirée. (108)
Les gens de cette époque étaient attirés par l'idolâtrie avec une force si irrésistible que le vaste savoir de Manassé, qui connaissait cinquante-deux interprétations différentes du Lévitique (109), ne lui donnait pas assez de force morale pour résister à cette influence. Rab Ashi, le célèbre compilateur du Talmud, annonça un jour une conférence sur Manassé par ces mots: «Demain, je parlerai de notre collègue Manassé». La nuit, le roi apparut en rêve à Ashi et lui posa une question rituelle à laquelle le rabbin ne put répondre. Manassé lui donna la solution et Ashi, stupéfait de l'érudition du roi, demanda pourquoi un homme aussi érudit avait servi des idoles. La réponse de Manassé fut la suivante: «Si tu avais vécu à mon époque, tu aurais saisi l'ourlet de mon vêtement et couru après moi.» (110)
Amon, fils de Manassé, surpassa son père en méchanceté. Il avait l'habitude de dire: «Mon père a été pécheur dès son enfance, et dans sa vieillesse il a fait pénitence. Je ferai de même. D'abord je satisferai les désirs de mon cœur, et ensuite je reviendrai à Dieu.» (111) En effet, il se rendit coupable de péchés plus graves que son prédécesseur ; il brûla la Torah ; sous lui, la place de l'autel fut couverte de toiles d'araignée ; et, comme s'il voulait détruire la religion juive, il commit le pire des incestes, un degré plus odieux que le crime de son père de même nature. (112) Il exécuta ainsi littéralement la première moitié de sa maxime. Mais il n'eut pas le temps de se repentir, et la mort l'abattit dans la plénitude de son péché.


Source: Les légendes des Juifs - Louis Ginzberg